Non en effet pas très joyeux, pas du tout même. Allais était un bout-en train, un pince sans rire et un farceur invétéré, de toute son œuvre c'est probablement le seul texte ou il se présente complètement nu devant le lecteur. Il se livre d'une manière assez naïve mais terriblement touchante je trouve. La carapace se referme très vite par la suite et il redevient le bouffon que tout le monde attend. Peu nombreux d'ailleurs ceux qui n'ont pas lu ce texte comme une autre de ses pitreries. Le passage que tu cites avec sa blague sur l'absinthe au granit (assez pauvre admettons-le surtout par rapport a son niveau habituel) et le rire qui s'ensuit est d'un pathétique terrible je trouve. C'est un rire glacial, un regard désabusé sur son propre humour, une sorte de dégout de lui-même.
Humeur du soir: Boulgakov, Mikhaïl,
Le Maître et Marguerite, 1940 (œuvre posthume), 560 p.
Le maître et Marguerite, est un roman russe que je chéri particulièrement. (Hé oui, je vous parle de la crème en priorité) Une œuvre majeure dans ma cosmogonie personnelle. Un de ces bouquins dont l'on sait que la fin va venir trop vite, un de ceux ou chaque page tournée nous rapproche dramatiquement et inexorablement de sa fin. On sait déjà à la moitié du livre que le terminer va nous laisser dans état de manque et que l'on passera du temps à scruter le 4eme de couverture à la recherche d'un éventuel Tome 2, d'une suite dont on aurait loupé l'existence indiquée en tout petits caractères. Attention donc lecture fortement addictive.
Du point de vue de l'auteur, ce roman est l'œuvre d'une vie. Soumis à la censure sur ses autres publications, qui ne sont donc le plus souvent que de petites publications alimentaires, ce roman est son jardin secret, l'endroit où il peut donner libre cours à son talent d'écrivain, sans la pression de devoir passer la censure; il n'espère pas le publier de son vivant. Il retouche, peaufine, bichonne son texte jusqu'à sa mort, pendant 12 ans. Ce sera finalement sa femme qui y mettra un point final en 1940. ce roman est donc le défouloir d'un écrivain brimé par le régime soviétique, ce qui explique la folle exubérance qui s'en dégage et qui contraste avec la critique du régime en arrière plan du roman.
Voici basiquement l'intrigue: (manque une balise spoiler ^^)
Un romancier appelé «le Maître» écrit l'histoire de Ponce Pilate. Il est soutenu par Marguerite, sa maîtresse. Son œuvre est rejetée par les critiques littéraires officiels du régime Soviétique. Il est mis à l'écart dans un hôpital psychiatrique.
Le diable qui prend la forme d'un expert en magie noire descend à Moscou accompagné de quelques serviteurs. Ils provoquent des incidents surnaturels suscitant la panique des moscovites et des bureaucrates soviétiques. Marguerite rencontre l'un des serviteurs du Diable. Il lui propose un marché : devenir la reine d'un bal organisé par Satan en échange de quoi elle pourra revoir le Maître. Elle accepte. Avant de rejoindre le bal elle profite de ses pouvoirs diaboliques, nouvellement acquis, pour venger son amant des critiques qui l'ont ruiné. Après le bal elle revoit le Maître. Pour la récompenser Satan lui redonne un logement et fait apparaitre les manuscrits du Maître que ce dernier avait brûlés.
A la fin de son périple à Moscou le diable demande au couple s'il veut quitter la terre avec lui. Ils sont d'accord. Dans l'au delà ils rencontrent Ponce Pilate regrettant la mort du Messie. Ils trouvent la paix auprès d'artistes célèbres décédés avant eux.
Ce résumé peut paraitre assez sombre cependant les personnages sont hauts en couleurs et la fantaisie est partout, que cela soit dans la troupe heteroclite qui accompagne le diable, ou bien dans les dialogues entre Jésus et Ponce Pilate qui sont dignes parfois d'Audiard. Le diable est plus facetieux que diabolique. A en croire que même rire est assimilé à une occupation diabolique dans l'univers quotidien de l'auteur ^^.
Voici l'incipit:
Ne parlez jamais à des inconnus
C’était à Moscou au déclin d’une journée printanière particulièrement chaude. Deux citoyens
firent leur apparition sur la promenade de l’étang du Patriarche. Le premier, vêtu
d’un léger costume d’été gris clair, était de petite taille, replet, chauve, et le visage soigneusement
rasé s’ornait d’une paire de lunettes de dimensions prodigieuses, à monture d’écaille
noire. Quant à son chapeau, de qualité fort convenable, il le tenait froissé dans sa main
comme un de ces beignets qu’on achète au coin des rues. Son compagnon, un jeune homme
de forte carrure dont les cheveux roux s’échappaient en broussaille d’une casquette à carreaux
négligemment rejetée sur la nuque, portait une chemise de cow-boy, un pantalon
blanc fripé et des espadrilles noires.
Le premier n’était autre que Mikhaïl Alexandrovitch Berlioz, rédacteur en chef d’une
épaisse revue littéraire et président de l’une des plus considérables associations littéraires
de Moscou, appelée en abrégé Massolit. Quant au jeune homme, c’était le poète Ivan Nikolaïevitch
Ponyriev, plus connu sous le pseudonyme de Biezdomny.
Ayant gagné les ombrages de tilleuls à peine verdissants, les deux écrivains eurent pour
premier soin de se précipiter vers une baraque peinturlurée dont le fronton portait
l’inscription : “ Bière, Eaux minérales. ”
C’est ici qu’il convient de noter la première étrangeté de cette terrible soirée de mai. Non
seulement autour de la baraque, mais tout au long de l’allée parallèle à la rue Malaïa Bronnaïa,
il n’y avait absolument personne. À une heure où, semble-t-il, l’air des rues de Moscou
surchauffées était devenu irrespirable, où, quelque part au-delà de la ceinture Sadovaïa, le
soleil s’enfonçait dans une brume de fournaise, personne ne se promenait sous les tilleuls,
personne n’était venu s’asseoir sur les bancs. L’allée était déserte.
– Donnez-moi de l’eau de Narzan, demanda Berlioz à la tenancière du kiosque.
– Y en a pas, répondit-elle en prenant, on ne sait pourquoi, un air offensé.
– Vous avez de la bière ? s’informa Biezdomny d’une voix sifflante.
– On la livre ce soir, répondit la femme.
– Qu’est-ce que vous avez, alors ? demanda Berlioz.
– Du jus d’abricot, mais il est tiède, dit la femme.
– Bon, donnez, donnez, donnez !…
Comme l'intrigue est croisée entre le Moscou contemporain, et des entretiens entre Jésus et Pilate en Judée, voici le début du deuxième chapitre où est introduit Pilate:
Ponce Pilate
Drapé dans un manteau blanc à doublure sanglante et avançant de la démarche traînante
propre aux cavaliers, un homme apparut sous le péristyle qui séparait les deux ailes du palais
d’Hérode le Grand. C’était Ponce Pilate, procurateur de Judée. Le printemps était là et
l’aube du quatorzième jour du mois de Nisan se levait.
Plus que tout au monde, le procurateur détestait le parfum de l’essence de roses. Or, depuis
l’aube, cette odeur n’avait cessé de le poursuivre : présage certain d’une mauvaise
journée.
Il semblait au procurateur que les palmiers et les cyprès du jardin exhalaient une odeur
de rose et qu’un léger parfum de rose se mêlait, tout à fait incongru, aux relents de cuir et
de sueur qui émanaient des soldats de son escorte.
Des arrière-salles du palais, où logeait la première cohorte de la douzième légion Foudre,
venue à Jérusalem avec le procurateur, montait une légère fumée qui gagnait le péristyle
par la terrasse supérieure du jardin à cette fumée un peu âcre, qui témoignait que les cuistots
de centurie commençaient à préparer le repas du matin, venait encore se mêler, sucré
et entêtant, le parfum de la rose.
“
Ô Dieux, Dieux, qu’ai-je fait pour que vous me punissiez ainsi ?… Car, il n’y a pas de
doute, c’est encore lui, ce mal épouvantable, invincible… cette hémicrânie, qui me torture la
moitié de la tête… aucun remède contre cette douleur, nul moyen d’y échapper… bon, je vais
essayer de ne pas remuer la tête… ”
Sur le sol de mosaïque, près de la fontaine, on avait déjà avancé un fauteuil. Le procurateur
s’y assit sans regarder personne, et tendit la main à la hauteur de son épaule. Un secrétaire
glissa dans cette main, avec déférence, une feuille de parchemin. Sans pouvoir retenir
une grimace de douleur, le procurateur parcourut rapidement le texte du coin de l’oeil,
puis rendit le parchemin au secrétaire et prononça avec difficulté :
– C’est le prévenu de Galilée ? L’affaire a-t-elle été soumise au tétrarque ?
– Oui, procurateur, répondit le secrétaire.
– Eh bien ?
– Le tétrarque n’a pas voulu conclure, et il soumet la sentence de mort du sanhédrin à
votre ratification, dit le secrétaire.
La joue du procurateur fut parcourue d’un tic, et il ordonna d’une voix faible :
– Faites venir l’accusé.
Voila pour vous donner un aperçu du style.
Et enfin parce que je ne résiste pas et que j'estime que le forum supportera surement cette surcharge de texte le premier entretien entre Pilate et Yeshoua (Jésus) dans son intégralité et pas en exclusivité :p.
De la main gauche, Marcus ramassa l’homme et le souleva aussi aisément qu’il eût fait
d’un sac vide, le remit sur ses pieds et lui dit d’un ton nasillard, en articulant plutôt mal que
bien les mots araméens :
– Appeler le procurateur romain hegemon. Pas dire d’autres mots. Et pas bouger. Toi compris,
ou moi te battre ?
Le prisonnier chancela et faillit tomber, mais il se maîtrisa. Les couleurs lui revinrent, il
reprit son souffle et répondit d’une voix rauque :
– J’ai compris. Ne me bats pas.
Un instant plus tard, il était de nouveau devant le procurateur.
Ce fut une voix terne et malade qui demanda :
– Nom ?
– Le mien ? répondit hâtivement le détenu, dont toute l’attitude exprimait sa volonté de
faire des réponses sensées, et de ne plus provoquer la colère de son interlocuteur.
Le procurateur dit à mi-voix :
– Pas le mien, je le connais. Ne te fais pas plus bête que tu ne l’es. Le tien, oui.
– Yeshoua, dit précipitamment le prisonnier.
– Tu as un surnom ?
– Ha-Nozri.
– D’où es-tu ?
– De la ville de Gamala, répondit le prisonnier et, tournant la tête à droite, il montra que
là-bas, quelque part dans le Nord, il existait une ville appelée Gamala.
– Qui sont tes parents ?
– Je ne sais pas exactement, répondit vivement le détenu. Je ne me souviens plus de mes
parents. On m’a dit que mon père était syrien…
– Où est ton domicile habituel ?
– Je n’ai pas de domicile habituel, avoua timidement le prisonnier, je voyage de ville en
ville.
– On peut dire cela plus brièvement. En un mot, tu es un vagabond. Tu as de la famille ?
– Personne. Je suis seul au monde.
– As-tu de l’instruction ?
– Oui.
– Connais-tu d’autres langues que l’araméen ?
– Oui. Le grec.
Une paupière enflée se souleva et un oeil voilé par la souffrance se posa sur le prisonnier.
L’autre oeil resta fermé.
Pilate dit en grec :
– Ainsi, c’est toi qui as incité le peuple à détruire l’édifice du temple de Jérusalem ?
À ces mots, le détenu parut s’animer, ses yeux cessèrent d’exprimer la peur, et il dit en
grec :
– Mais, bon… (une lueur d’effroi passa dans les yeux du prisonnier, à l’idée du faux pas
qu’il avait failli commettre) mais, hegemon, jamais de ma vie je n’ai eu l’intention de détruire
le Temple, et je n’ai incité personne à une action aussi insensée.
L’étonnement se peignit sur le visage du secrétaire qui, penché sur une table basse, inscrivait
les déclarations du prévenu. Il leva la tête, mais la baissa aussitôt sur son parchemin.
– Des gens de toutes sortes affluent en grand nombre dans cette ville pour les fêtes. Parmi
eux, il y a des mages, des astrologues, des devins, et des assassins, dit le procurateur d’une
voix monotone. Et il y a aussi des menteurs. Toi, par exemple, tu es un menteur. C’est écrit
en toutes lettres : il a appelé la population à détruire le Temple. Tel est le témoignage des
gens.
– Ces bonnes gens, dit le prisonnier, qui se hâta d’ajouter, hegemon…, n’ont aucune instruction,
et ils ont compris tout de travers ce que je leur ai dit. Du reste, je commence à
craindre que ce malentendu ne se prolonge très longtemps. Tout ça à cause de l’autre, qui
note ce que je dis n’importe comment.
Il y eut un silence.
J'adore la fin ce passage.
Si le coeur vous en dit la lecture de ce roman vous reserve de nombreux moments de bonheur. Ces extraits isolés ne peuvent donné la mesure de l'oeuvre dans son ensemble. Sachez cependant qu'en vous lancant dans cette lecture, vous assisterez a un sabbat "endiablé", à des vols de sorcières sur leurs balais devant la lune, à des representations de theatre, dont roles et repliques ont été revues par le Diable. Vous ferez aussi connaissance des acolytres du Diable (alias Woland): Koroviev, Azzazello, Hella, et Béhémoth tous plus fantasques les uns que les autres. Qu'il vous suffise de savoir que Béhémoth est un chat énorme doté de la parole et capable de se transformer plutôt mal que bien en humain.
Et enfin comme ce sujet manque d'illustrations, quelques statues et monuments érigés en l'honneur des personnages de ce roman à Kiev:
Béhémoth:
Koroviev:
J'aimerais détailler et transmettre plus mon admiration pour ce livre mais ce post m'a déjà pris plus de temps que je ne l'imaginais, pour au final un résultat qui est loin de me satisfaire, mais je n'ai déjà plus le temps... je dois retourner le lire, je suis tombé dans mon propre piège.

A vous de découvrir si le cœur vous en dit, un avant-goût de la perfection.
Si vous voulez vous faire un avis plus poussé sans pour autant acheter le livre, il y a le traditionnel wikipédia (je sais pas trop ce que vaut la page j'ai pas vraiment lu encore

), la possibilité de me poser des questions (si je suis capable d'y répondre) et enfin et surtout une version e-book librement téléchargeable ici :
http://www.feedbooks.com/book/1105