Pour ce que tu dis sur le roman de gare Enrom, pas d'inquiétude à avoir, ce n'en sont pas au sens où on entend roman de gare habituellement. C'est à dire des romans fabriqués à la chaîne, dans le genre de la collection Harlequin. Ceux de ce type sont fabriqués selon des canevas immuables qui permettent non seulement une interchangeabilité des auteurs (n'importe qui avec un peu de plume et le canevas/mode d'emploi fourni par Harlequin peut apporter sa pierre à l'édifice de la maison d'édition). Cet éditeur est un commerçant qui vend des objets-livres jetables après lecture (d'ailleurs saviez vous que l'introduction du code-barre au dos des livres avait suscité un véritable tollé à l'époque, car il
réifiait le livre ? ) mais aussi une production ininterrompue et considérable. Il suffit de voir le site de l'éditeur :
http://www.harlequin.fr qui rappelle plus Auchan que Flammarion...
Les Chattam et Grangé ne sont donc pas des romans de gare même s'ils souffrent évidemment d'un certain "snobisme" de la part des milieux officiels, comme on l'a déjà établi au début de ce topic. Cependant Il faut quand même bien différencier ce qui appartient au domaine de la lecture détente de ce qui appartient au domaine de la lecture scolaire, je place personnellement en ce moment la frontière entre les deux sur la possibilité ou non de l'intégrer à une dissertation littéraire universitaire sans m'auto-pénaliser si je tombe sur un correcteur très académique. Pratchett, Grangé, Chattam, Werber ne passeront pas, Barjavel et Philip K. Dick marchent sur la corde raide, Allais passe.
Cette distinction n'est pas un jugement de valeur stricto sensu mais une évaluation du degré d'académisme. Si Allais passe aujourd'hui et si j'ai pu faire mon travail de master sur lui c'est parce qu'il a été désenclavé de son image "Philippe Bouvard" par des critiques qui ont démontré la valeur de certains de ses contes sur le plan littéraire, au delà du bon mot. Ces mêmes critiques ont ensuite dus être acceptés comme compétents (de gré ou de force) par le cénacle qui régit les "milieux littéraires universitaires".
Ainsi, Allais, qui était en piteuse estime chez les littéraires a été sorti de son tombeau de mépris par Umberto Eco dans son livre
Lector in fabula qui transcende la critique littéraire (telle qu'elle se pratiquait auparavant) à l'appui, en partie, des textes de celui-ci. Ainsi un livre "détente" (puisque un roman de gare est stricto-sensu autre chose) peut, au gré des fluctuations du snobisme, passer au rang d'objet littéraire. Cependant le processus est long et pénible, un peu comme une réforme, même minime, de l'éducation nationale. (
tiens un smiley !).
Nous voilà donc revenu sur Allais, ce qui était mon objectif second, après "rassurer" Enrom.
Allais, donc, sert d'exemple à H.Eco (oui,oui, celui du
Nom de la Rose) pour appuyer ses théories sur le rôle du lecteur dans le processus littéraire. Grosse parenthèse ici : en effet le lecteur jusqu'alors n'était pas considéré comme un acteur de la création littéraire, aussi absurde que cela puisse paraitre (un livre pas ouvert est un livre mort, donc le lecteur a forcément un rôle). Jusqu'ici et très schématiquement la critique était passée par trois stades:
-premier grand stade une étude centrée sur l'auteur, ce qui explique qu'encore aujourd'hui on commence parfois à étudier en long et en large la vie de l'auteur, le contexte socio-historique avant même de lire ne serait-ce qu'une ligne, cette tendance englobe la socio-critique (contexte socio-historique donc), la bio-critique ( recherche de données dans la vie de l'auteur pour pouvoir dire: "Stendhal c'est Fabrice Del Dongo dans
la Chartreuse de Parme ")et la psychocritique ( analyse de lapsus, en très gros on explique à l'auteur qu'il est névrosé et qu'il commet des lapsus : à ne pas pratiquer quand l'auteur est vivant au risque d'avoir comme réponse de la part de l'intéressé ,au mieux un "j'avais pas vu ça dans mon texte", au pire un "tu veux pas lire le texte par hasard plutôt que de me dire que je désirais ma mère" )
-second stade: vive réaction face à certaines des dérives grand-guignolesques du stade 1, l'auteur est complètement évincé, on ne considère plus que le texte, rien que le texte, avec une approche de structuralistes, on veut tout dire sur le texte sans rien aller chercher en dehors du texte, procédés très techniques et descriptifs de la manière dont s'articule le texte, la phrase. Réaction radicale et de ce fait absurde elle aussi.
- Troisième phase majeure, les théories de la réception qui font la part belle au lecteur. Eco dit quelque chose du genre "le texte est un tissu à mailles relâchées, empli de blancs que le lecteur comble", il dit aussi que le texte est "une machine paresseuse" que le lecteur doit animer lui même. C'est ce qui fait que chaque lecture d'une œuvre est singulière ,propre à chacun, tout le monde ne remplit pas les "blancs" de la même façon. Cependant ceci n'est pas non plus une théorie du "je lis ce que je veux dans un texte, je suis libre" auquel cas, comme le dit Eco de manière cette fois pas du tout académique : autant se rouler un joint avec les feuilles du bouquin, c'est aussi productif. Prenons un exemple pour mieux comprendre. L'écrivain Eugéne Sue, écrit
Les mystères de Paris, un roman qui décrit de manière pittoresque la misère à Paris au XIXeme siècle. Son but était de partager avec ses amis de la bonne société le cocasse, le pittoresque de la pauvreté... Le tout n'étant pas explicitement dit, le peuple parisien le lit comme une description fidèle de leurs conditions de vie (ce qu'il est) et comme un appel à la révolte ( ce qu'il n'est pas du tout). Voyant que son œuvre n'était peut-être pas assez explicite et que tout s'emballe, comme le roman parait en feuilleton, Sue essaie de rectifier le tir au fur et à mesure en étant plus explicite sur le fait qu'il ne faut pas se révolter pour autant, mais le mal est fait... Lors de la révolte de La Commune de Paris, certains sur les barricades portent sur eux
Les Mystères de Paris comme l'on brandit un manifeste. L'auteur ne fait donc pas tout, pas plus que le texte, le lecteur a aussi sa part de travail à faire.
C'est dans cette optique qu'est utilisé Allais puisque certains de ses textes sont de véritables pièges tendus au lecteur, qui en comblant les blancs se fait avoir. Nous suivons quand nous lisons des mécanismes, des codes, nous comblons des blancs par convention, et Allais (et bien d'autres) s'engouffre dans cet espace pour tromper le lecteur en décevant les attentes de ses lecteurs.
Voici finalement un de ces textes où Allais nous piège :
Les Templiers.
En voilà un qui était un type, et un rude type, et d’attaque! Vingt fois je l’ai vu, rien qu’en serrant son cheval entre ses cuisses, arrêter tout l’escadron, net.
Il était brigadier à ce moment-là. Un peu rosse dans le service, mais charmant, en ville.
Comment diable s’appelait-il? Un sacré nom alsacien qui ne peut pas me revenir, comme Wurtz ou Schwartz... Oui, ça doit être ça, Schwartz. Du reste, le nom ne fait rien à la chose. Natif de Neufbrisach, pas de Neufbrisach même, mais des environs.
Quel type, ce Schwartz!
Un dimanche (nous étions en garnison à Oran), le matin, Schwartz me dit : «Qu’est-ce que nous allons faire aujourd’hui?» Moi, je lui réponds : «Ce que tu voudras, mon vieux Schwartz.»
Alors nous tombons d’accord sur une partie de mer.
Nous prenons un bateau, souque dur, garçons! et nous voilà au large.
Il faisait beau temps, un peu de vent, mais beau temps tout de même.
Nous filions comme des dards, heureux de voir disparaître à l’horizon la côte d’Afrique.
Ça creuse, l’aviron! Nom d’un chien, quel déjeuner!
Je me rappelle notamment un certain jambonneau qui fut ratissé jusqu’à l’indécence.
Pendant ce temps-là, nous ne nous apercevions pas que la brise fraîchissait et que la mer se mettait à clapoter d’une façon inquiétante.
– Diable! dit Schwartz, il faudrait...
Au fait, non, ce n’est pas Schwartz qu’il s’appelait.
Il avait un nom plus long que ça, comme qui dirait Schwartzbach. Va pour Schwartzbach!
Alors Schwartzbach me dit : «Mon petit, faut songer à rallier.»
Mais je t’en fiche, de rallier. Le vent soufflait en tempête.
La voile est enlevée par une bourrasque, un aviron fiche le camp, emporté par une lame. Nous voilà à la merci des flots.
Nous gagnions le large avec une vitesse déplorable et un cahotement terrible.
Prêts à tout événement, nous avions enlevé nos bottes et notre veste.
La nuit tombait, l’ouragan faisait rage.
Ah! une jolie idée que nous avions eue là, d’aller contempler ton azur, ô Méditerranée!
Et puis, l’obscurité arrive complètement. Il n’était pas loin de minuit.
Tout à coup, un craquement épouvantable. Nous venions de toucher terre.
Où étions-nous?
Schwartzbach, ou plutôt Schwartzbacher, car je me rappelle maintenant, c’est Schwartzbacher; Schwartzbacher, dis-je, qui connaissait sa géographie sur le bi du bout du doigt (les Alsaciens sont très instruits), me dit :
– Nous sommes dans l’île de Rhodes, mon vieux.
Est-ce que l’administration, entre nous, ne devrait pas mettre des plaques indicatrices sur toutes les îles de la Méditerranée, car c’est le diable pour s`y reconnaître, quand on n’a pas l’habitude?
Il faisait noir comme dans un four. Trempés comme des soupes, nous grimpâmes les rochers de la falaise.
Pas une lumière à l’horizon. C’était gai.
– Nous allons manquer l’appel de demain matin, dis-je, pour dire quelque chose.
– Et même celui du soir, répondit sombrement Schwartzbacher.
Et nous marchions dans les petits ajoncs maigres et dans les genêts piquants. Nous marchions sans savoir où, uniquement pour nous réchauffer.
– Ah! s’écria Schwartzbacher, j’aperçois une lueur, vois-tu, là-bas?
Je suivis la direction du doigt de Schwartzbacher, et effectivement, une lueur brillait, mais très loin, une drôle de lueur.
Ce n’était pas une simple lumière de maison, ce n’étaient pas des feux de village, non, c’était une drôle de lueur.
Et nous reprîmes notre marche, en l’accélérant.
Nous arrivâmes, enfin.
Sur des rochers se dressait un château d’aspect imposant, un haut château de pierre, où l’on n’avait pas l’air de rigoler tout le temps.
Une de ces tours de ce château servait de chapelle, et la lueur que nous avions aperçue n’était autre que l’éclairage sacré tamisé par les hauts vitraux gothiques.
Des chants nous arrivaient, des chants graves et mâles, des chants qui vous mettaient des frissons dans le dos.
– Entrons, fit Schwartzbacher, résolu.
– Par où?
– Ah! voilà... cherchons une issue.
Schwartzbacher disait : «Cherchons une issue», mais il voulait dire : «Cherchons une entrée.» D’ailleurs, comme c’est la même chose, je ne crus pas devoir lui faire observer son erreur relative, qui peut-être n’était qu’un lapsus causé par le froid.
Il y avait bien des entrées, mais elles étaient toutes closes, et pas de sonnettes. Alors c’est comme s’il n’y avait pas eu d’entrées.
À la fin, à force de tourner autour du château, nous découvrîmes un petit mur que nous pûmes escalader.
– Maintenant, fit Schwartzbacher, cherchons la cuisine.
Probablement qu’il n’y avait pas de cuisine dans l’immeuble, car aucune odeur de fricot ne vint chatouiller nos narines.
Nous nous promenions par des couloirs interminables et enchevêtrés.
Parfois, une chauve-souris voletait et frôlait nos visages de sa seule peluche.
Au détour d’un corridor, les chants que nous avions entendus vinrent frapper nos oreilles, arrivant de tout près.
Nous étions dans une grande pièce qui devait communiquer avec la chapelle.
– Je vois ce que c’est, fit Schwartzbacher (ou plutôt Schwartzbachermann, je me souviens maintenant), nous nous trouvons dans le château des Templiers.
Il n’avait pas terminé ces mots, qu’une immense porte de fer s’ouvrit toute grande.
Nous fûmes inondés de lumière.
Des hommes étaient là, à genoux, quelques centaines, bardés de fer, casque en tête, et de haute stature.
Ils se relevèrent avec un long tumulte de ferraille, se retournèrent et nous virent.
Alors, du même geste, ils firent Sabremain! et marchèrent sur nous, la latte haute.
J’aurais bien voulu être ailleurs.
Sans se déconcerter, Schwartzbachermann retroussa ses manches, se mit en posture de défense et s’écria d’une voix forte:
– Ah! nom de Dieu! messieurs les Templiers, quand vous seriez cent mille... aussi vrai que je m’appelle Durand!...
Ah! je me rappelle maintenant, c’est Durand qu’il s’appelait. Son père était tailleur à Aubervilliers. Durand, oui, c’est bien ça...
Sacré Durand, va! Quel type!
Le but du post à l'origine était simplement de mettre ce texte (j'avais dit à Barthi que je mettrai du Allais si il voulait gouter) mais j'ai comme l'impression de m'être laissé emporter au fil de digressions, je l'espère ni trop confuses, ni trop pénibles (ça j'ai moins d'espoirs >< ). C'est aussi l'exemple de l'opiniâtreté d'Eole sur le topic Anime/manga qui m'a motivé, sachant que je ne réponds que rarement sur celui-ci mais que je le lis souvent avec intérêt.